La rencontre hors norme de mes parents
“ Hors norme ”, un mot qui résonne fort dans ma poitrine. Je suis issue d’un mariage mixte, un mariage tout sauf normal, donc hors norme. Mes parents, ces deux héros de mon histoire, se sont mariés en 1976, alors que tout les opposait : elle, était blanche, alors que lui, était noir. Elle, venait de l’Europe et avait grandi en Suisse dans une famille de confiseurs, alors que lui, venait d’Afrique, d’Angola. Sa famille était parenté au Grand roi des Ovambo. Il avait le sang bleu, alors que son sang à elle, était celui des gens de la classe moyenne. Je ne sais quelle couleur celui-ci a.
Une couleur de peau qui sort du lot
En parlant de couleur, ma peau est brune, marron, ou noire, selon les regards posés sur moi. À vous de choisir celle qui résonne avec vous. Pour ma part, je préfère me définir comme « une femme haute en couleurs ». J’adore m’habiller avec des vêtements colorés… Je suis considérée par la société comme « une métisse ». Un terme qui m’a collé à la peau toute mon enfance et ma jeunesse. Certains de mes amis d’enfance, désignaient ma couleur avec les qualificatifs suivants : « couleur cacao » ou « café au lait ». Puis, il y a eu ce camarade de classe, qui m’appela un jour, « noir charbon ». Je ne comprenais pas pourquoi il m’appela ainsi, car après tout, ma couleur ne ressemblait pas à un « noir brûlé ». Une parole blessante qui marqua au fer rouge ma peau et mon cœur de bambine.
Une histoire de famille arc-en-ciel singulière
J’étais une jeune fille « sans histoire » ou, plutôt qui ne faisait « pas d’histoires ». Bien alignée dans les rangs, j’étais une élève modèle, selon les dires de mon frère adoré. Je ramenais de bonnes notes de l’école. En tous les cas, elles étaient toujours meilleures que les siennes (rire). J’avais un groupe d’amies proches et des parents aimants. Mon enfance est jalonnée par des souvenirs heureux. Et du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours été bien intégrée dans les différentes sphères sociales que j’ai fréquentées.
Mais voilà qu’en grandissant, j’ai eu besoin de comprendre qui j’étais, de connaître mon histoire pour avancer. Avec mes lunettes de sociologue confortablement installées sur mon joli petit nez, j’ai décidé de mener l’enquête sur « mon histoire familiale ». Je me suis questionnée sur ma condition de « femme de couleur », et sur le mariage mixte de mes parents. Mais j’ai aussi interrogé mon père sur sa couleur de peau noire et mon frère sur son homosexualité. Des sujets de sociologie passionnants, à portée de main, juste sous mon nez, que je pouvais analyser et décortiquer.
Le regard des autres
Je me suis rendu compte que je n’ai jamais souffert de racisme, subi de violence ou de moqueries marquantes ; comme cela a été le cas pour mon père, ou pour mes sœurs, qui ont entendu des horreurs dans leurs oreilles. Ou même par rapport à mon frère, porteur d’une « double différence ».
Toutefois, avec du recul, j’ai réalisé que j’avais tout même souffert du fait d’avoir été perçue comme différente par les autres (et par moi-même), et donc catégorisée « hors norme » par la société dans laquelle j’ai évolué.
Par exemple, les gens me dévisageaient dans la rue quand, enfant, je marchais aux côtés de ma mère. Je lui hurlais ma colère, car j’avais cette impression d’être une bête de foire, et je lui disais : « ces gens me regardent parce que je suis métisse et que toi tu es blanche ». Elle me rassurait en me disant que l’on me regardait car j’étais belle et que j’avais un joli sourire. Mais au fond de mon cœur, je n’en étais point convaincue. Pour l’anecdote, des passants avaient demandé à ma mère quelques années auparavant, si mes sœurs, qui ont dix et douze ans de plus que moi, avaient été adoptées…
Ce regard des autres posé sur moi et ma famille fut étrange. Je crois bien que l’on dérangeait la quiétude du paysage social avec notre famille mixte atypique ; oui atypique dans le contexte social de l’époque. Les mariages mixtes et le métissage étaient des faits si rares en Suisse, dans les années 80.
Le regard sur soi
Au cours de mon enquête, je me suis souvenue aussi que je ne pouvais pas avoir les mêmes coiffures que mes meilleures copines. Mes cheveux afro n’étaient pas comme les leurs : ils remontaient toujours vers le haut, ils ne volaient jamais au vent. Dur pour une petite fille de ne pas pouvoir avoir les mêmes « délires de beauté » que ses amies, d’être différente, ou ne pas ressembler à sa princesse Disney et ses chanteuses préférées. En effet, la norme dominante, valorisée et appréciée par la société, et par les hommes d’ailleurs, ne sont pas les cheveux afro, mais les cheveux lisses de type caucasien.
Le regard de la société
Et puis sur ma carte d’identité suisse, mes cheveux portés en afro sont hors cadre, coupés (ce qui me fait une drôle de coupe pour le coup). Leur volume, hors norme, n’est pas considéré par les normes photographiques standards.
Durant ma scolarité et mes études universitaires, j’étais aussi la seule noire ou métisse, dans mes classes. Nous étions parfois deux, ou trois, à tout casser. Même scénario dans mon cours de danse classique avec mon tutu rose ou sur les pistes de ski d’un blanc à perte de vue. Le constat était sans appel : j’ai fait partie d’une minorité toute ma vie.
Ma rencontre avec l’Histoire colorée
Puis un jour, j’ai rencontré mon doudou antillais : il était métisse comme moi. J’avais tant recherché cette couleur de peau autour de moi. Avec lui dans mon cœur et à mes côtés, je ne me sentais désormais plus seule. J’avais trouvé un compagnon qui me ressemblait, et qui me comprenait implicitement. La solitude engendrée par ma différence était moins difficile à porter.
Je me suis toutefois aperçue au fil de nos années de vie commune, que notre métissage n’était pas le même. Il n’avait pas la même compréhension du rapport « noir-blanc » que moi. Il avait aussi un vocabulaire différent du mien pour parler des couleurs de peau. En effet, l’histoire de l’esclavage est inscrite dans son histoire et ses cellules, avec son lot d’atrocités colorées, que nous connaissons. Dans mon histoire du métissage, l’amour prime : celle d’un homme noir et d’une femme blanche qui se sont aimés et se sont choisis. Nulle contrainte sur leur accouplement et sur les enfants qu’ils ont engendrés… Même si la colonisation et le racisme qu’a vécu mon père ont laissé des stigmates, et entraîné des conséquences indirectes dans l’histoire d’amour de mes parents. J’ai souvent entendu ma mère dire à mon père: « Je ne suis pas ton ennemie… ». Aujourd’hui je comprends mieux ses propos.
Un envol vers la normalité
Mon enquête sociologique m’a permis de démêler le méli-mélo identitaire de mon métissage, comprendre qui j’étais et d’où je venais. Mon petit bagage de connaissances en main, c’est alors que j’ai décidé de m’envoler vers un ailleurs inconnu avec mon mari et mes enfants : les Antilles. Car même si j’avais compris, je me sentais toujours incomprise, mal à l’aise et pas à ma place en Suisse. J’ai fui en quelque sorte, à l’autre bout du monde, pour ne plus devoir gérer mes mal-être existentiels liés à ma différence, ma couleur de peau.
En Guadeloupe, sur cette île papillon, terre du « Tout Monde », j’ai enfin pu être qui je suis, dans mon entièreté : aucun regard déplacé n’est porté sur ma couleur de peau ou mes vêtements en wax. Comme un poisson dans l’eau, ou un caméléon, je me fonds ici dans la masse. J’évolue en terrain « neutre », un comble, me direz-vous, pour la suissesse que je suis… Partir loin, m’a permis d’envisager d’élever mes enfants sur une terre où leur couleur de peau ne serait pas discriminée, ou interpellée. Partir à 8’000 kilomètres de ma famille et de mes racines, alors douloureuses, m’a permis de me reconnecter avec moi-même. Sur cette île aux milles camaïeux de verts et de fresques murales multicolores, sous ce ciel qui fait naître des arcs-en-ciel tous les deux jours, j’ai fait la paix avec moi-même. Car ici, je ne suis pas considérée comme quelqu’un d’hors norme, je suis juste normale. Le métissage et le mélange de couleurs, ça court les rues. Je dirais même les petites ruelles et les recoins. Le peuple guadeloupéen forme une mosaïque de couleurs si expressive !
Parce que j’ai fait la paix avec mon histoire, accepté cette identité colorée qui est la mienne, je porte aujourd’hui un combat singulier : celui de transmettre aux petits et aux grands, aux quatre coins de la planète, un message rassembleur et universel, un secret que le ciel m’a chuchoté : « nous sommes tous couleur de peau arc-en-ciel ». Ce n’est pas le lieu ici pour développer ce sujet et vous raconter de quoi il s’agit. Mais si votre cœur a palpité et que vous êtes curieux d’en savoir plus, vous pouvez me contacter par email (saima.vahekeni@gmail.com) ou vous abonner à ma page Instagram (@nessencedunebellehistoire) pour connaître les actualités liées à la diffusion de ce message secret.
Être hors norme : une opportunité de révéler son humanité
Ce que je retiens de mon expérience, c’est qu’être hors norme a forgé ma résilience, car ce n’est pas facile tous les jours : cela a en effet provoqué des mal-être profonds et un sentiment de décalage douloureux. Et je suis consciente, que dans le pire des cas, cette réalité peut engendrer des discriminations, des inégalités et parfois même la mort. Mais je sais aussi qu’être hors norme est un état de fait tout à fait subjectif : selon le lieu ou la sphère sociale où nous évoluons, les normes, les lignes bougent ! Ce n’est pas un état de fait figé.
Je terminerai ce témoignage, par ces mots forts : être hors norme est un cadeau. Cela m’a permis d’avoir un autre regard sur le monde. Mais aussi d’éveiller ma conscience sur le fait suivant : les apparences ne sont qu’illusion. Car lorsque nous regardons au-delà de l’enveloppe charnelle d’une personne, et de son costume social, il n’y a qu’une chose qui saute aux yeux : nous sommes tous les mêmes, nous sommes des êtres humains.
Retrouvez dès demain, le témoignage de Charlotte qui clôturera cette semaine spéciale dédiée à la thématique “ Être hors norme ”.