Le dossier du jour est consacré à la thématique de la honte. Nous verrons comment la définir, comment elle prend source, prend forme dans l’espace familial et se décline dans l’espace social. Nous mettrons en lumière ses effets et comment s’en débarrasser, ou dit autrement, rompre ses chaînes. Puis nous ferons le lien avec la thématique de l’estime de soi, car elle est directement corrélée avec le sentiment de honte.
Qu’est-ce que la honte ?
La honte procède d’un double mouvement relationnel : celui de l’agresseur qui impose un déshonneur humiliant, et celui de la victime qui est frappée d’humiliation. Faire honte à autrui est une arme pour installer son emprise sur l’autre, tout en recherchant de la notoriété auprès d’un public soumis et complice.
Les “faiseurs de honte” peuvent agir dans la famille, mais pas seulement. Ces prédateurs psychologiques agissent aussi dans l’espace public.
S’ils ont appris à humilier les autres, les “faiseurs de honte” sont insensibles aux effets des violences qu’ils infligent. Ils ne ressentent jamais la honte, ni aucune culpabilité. Il est probable que nombre d’entre eux ont subi des maltraitances dans leur famille ou ailleurs et ont des carences psycho-affectives. Quand un enfant est privé d’affection, de soins délivrés avec amour, que l’on ne joue pas avec lui, il subit des carences psycho-affectives ; elles peuvent être accompagnées de violences physiques et/ou sexuelles.
Ces enfants se sont identifiés à leur agresseur et ne connaissent que les rapports de force pour entrer en relation avec les autres.
Faire honte à quelqu’un est une agression que l’on pourrait comparer à un meurtre psychologique, en vue de l’exclure de la société, le condamner pour un crime qu’il n’a pas commis.
Les faiseurs de honte s’évertuent à rendre les personnes fragiles, responsables de leur malheur. Comment une personne handicapée pourrait-elle être responsable de ce qu’elle vit ? Il en va de même de la propension à rendre les personnes pauvres responsables de leur mauvais sort, ce qui nous évite de traiter politiquement les questions de pauvreté.
Les sources de la honte
La honte peut survenir sans qu’un faiseur de honte ne s’en mêle. La honte prend aussi sa source dans la prise de conscience des transgressions que nous commettons, mais aussi dans celles que nos aïeuls ont commis.
Transgression que l’on commet : par exemple, j’ai grandi dans une cité HLM de banlieue, dans les années 60. Il m’est arrivé de suivre des copains du quartier pour aller voler dans les caves de l’immeuble. J’avais conscience de transgresser un interdit, j’en avais honte et j’ai cessé ces petits larcins. Certains copains ont continué, ce qui les a conduits en prison quelques années plus tard, pour des vols plus importants.
Transgression commise par un aïeul : un jeune historien allemand fait des recherches sur le rôle que tenait son grand-père dans le régime nazi ; il découvre que son grand-père a été à l’origine de la déportation de nombreux juifs, il en est bouleversé, un sentiment de honte l’envahit.
La honte dans l’espace familial
Afin d’illustrer comment la honte peut se mettre en place dans l’espace familial, je vais mettre en avant un extrait du célèbre roman de Jules Renard, “Poil de Carotte”. Il s’agit du chapitre 5 de son ouvrage, intitulé “Sauf votre respect”:
[“Peut-on, doit-on le dire ? Poil de Carotte, à l’âge où les autres communient, blancs de cœur et de corps, est resté malpropre. Une nuit, il a trop attendu, n’osant demander.
Il espérait, au moyen de tortillements gradués, calmer le malaise.
Quelle prétention !
Une autre nuit, il s’est rêvé commodément installé contre une borne, à l’écart, puis il a fait dans ses draps, tout innocent, bien endormi. Il s’éveille. Pas plus de borne près de lui qu’à son étonnement !
Madame Lepic (sa mère) se garde de s’emporter. Elle nettoie, calme, indulgente, maternelle. Et même, le lendemain matin, comme un enfant gâté, Poil de Carotte déjeune avant de se lever.
Oui, on lui apporte sa soupe au lit, une soupe soignée, où madame Lepic, avec une palette de bois, en a délayé un peu, oh !, très peu.
À son chevet, grand-frère Félix et sœur Ernestine observent Poil de Carotte d’un air sournois, prêts à éclater de rire au premier signal. Madame Lepic, petite cuillère par petite cuillère, donne la becquée à son enfant. Du coin de l’oeil, elle semble dire à grand-frère Félix et à soeur Ernestine :
– Attention, préparez-vous !
– Oui, maman.
Par avance, ils s’amusent des grimaces futures. On aurait dû inviter quelques voisins. Enfin, madame Lepic, avec un dernier regard aux aînés comme pour leur demander :
– Y êtes-vous ?
lève lentement, lentement la dernière cuillère, l’enfonce jusqu’à la gorge, dans la bouche grande ouverte de Poil de Carotte, le bourre, le gave, et lui dit, à la fois goguenarde et dégoûtée :
– Ah ! ma petite salissure, tu en as mangé, tu en as mangé, et de la tienne encore, de celle d’hier.
– Je m’en doutais, répond simplement Poil de Carotte, sans faire la figure espérée. Il s’y habitue, et quand on s’habitue à une chose, elle finit par n’être plus drôle du tout.”]
L’apprentissage de la honte dans l’espace familial
Poil de Carotte se voit infliger une humiliation par sa mère qui entraîne son frère et sa sœur dans cet acte de maltraitance physique et psychologique, qui consiste à lui faire manger ses urines. Il subit cette violence maternelle en essayant d’y résister : il ne fait pas “la figure espérée”. Il ne se conforme pas à ce que sa mère maltraitante avait prédit aux autres enfants, comme pour mieux jouir par avance de l’humiliation qu’elle mettait en scène.
Cet exemple littéraire illustre une réalité que de nombreux enfants vivent, aujourd’hui comme hier, dans leur famille : l’apprentissage de la honte, ce sentiment d’infériorité, d’indignité et d’humiliation devant autrui, de leur abaissement dans l’opinion des autres.
Les parents maltraitants ne manquent pas d’imagination pour humilier leurs enfants : lire le bulletin scolaire qui montre les échecs d’apprentissage devant les frères et sœurs qui ont de meilleurs résultats scolaires ; raconter publiquement les échecs des enfants en leur présence, etc…
Savoir apprendre de ses échecs pour ne pas sombrer dans la honte
L’expérience des échecs est très importante dans l’enfance. Elle est en lien direct avec le sentiment de honte. La façon dont nos parents, ou les adultes détenteurs d’une autorité éducative nous ont soutenus ou non dans des moments d’échec, alimente notre estime de soi, ou au contraire, la honte de nous-même. Nous ont-ils encouragés, avec des mots bienveillants, ou au contraire, se sont-ils moqués de nous, avec mépris et des mots dégradants ?
Notre capacité à dépasser ce sentiment d’infériorité s’avère utile pour résister aux coups du sort que la vie nous impose : la maladie, le chômage, la séparation conjugale et autre… Un accident ou une maladie grave peuvent modifier notre corps au point de nous pousser à en avoir honte ; le chômage peut être vécu comme une déchéance sociale ; une séparation conjugale peut engendrer de la honte d’avoir trahi son conjoint…
La honte dans l’espace social
Les exemples liés au phénomène de honte dans l’espace social ne manquent pas. Regardons de plus près comment il prend forme.
Les colonisations et l’esclavage
Il n’est que de se souvenir par exemple des colonisations et de l’esclavage, quand les colons imposaient leur pouvoir par le meurtre et les humiliations permanentes.
Un sujet très bien documenté dans la série Blood River, diffusée sur ARTE (en replay). Afin d’étayer mes propos, je vous présente une seule scène de cette série :
“Une des femmes du groupe de colons boers, colons blancs en déplacement en Afrique du Sud, dans les années 1880, met au monde un bébé. Elle est mariée religieusement avec un homme blanc, boer de sa communauté. Le bébé est métis, il est né d’un amour adultère avec un esclave africain, au service de ces colons. Les hommes blancs se réunissent autour du pasteur, chef du groupe, pour décider du sort de la femme. Elle est bannie de la communauté avec son bébé, tous deux meurent, abandonnés dans une région inhospitalière.”
Son acte est jugé honteux par la communauté au regard du contexte social dans lequel elle évolue, tant au niveau des codes culturels que religieux.
Elle est gravement humiliée pour cette transgression : le père-esclave du bébé est assassiné sous ses yeux et elle est bannie du groupe, condamnée à mourir avec son bébé, de soif et de faim.
Les crimes d’honneur
Souvenons-nous aussi de la pratique des “crimes d’honneur” qui punissent les amours hors mariage ou adultères. Dans certaines familles, le mariage n’est possible que si la future mariée est vierge, ce qui conduit des jeunes femmes à demander un certificat médical de virginité. Si elles ne sont pas vierges, elles font honte à leur famille, ce qui leur vaut des représailles. Là encore, aujourd’hui comme hier.
Résister aux discriminations en chassant la honte
Ces contraintes sociales de respect des codes culturels et religieux n’ont pas disparu, elles ont changé de formes. Il suffit de s’intéresser aux expressions de discrimination en cours aujourd’hui, dont l’actualité déborde chaque jour qui passe.
Ces discriminations s’exercent à l’encontre des personnes homosexuelles, transsexuelles, elles peuvent prendre la forme de violences verbales, physiques ou sexuelles. Elles atteignent aussi les personnes handicapées, que le handicap soit physique ou mental.
Se savoir différent des normes sociales ambiantes, du fait de particularités corporelles ou psychiques, ou de ses choix sexuels, peut conduire à ressentir la honte, si des proches bienveillants, famille ou amis, ne vous ont pas soutenu dans l’acceptation de ces différences.
La peur de parler lorsqu’on se sent honteux
Un des inconvénients majeurs de la honte, au-delà de la souffrance psychique qu’elle entretient, est l’incapacité qu’elle entraîne à parler à un autre, de ce que l’on subit. Par exemple, le harcèlement professionnel qu’un manager exerce sur un salarié. Ou la violence physique qu’un adolescent exerce sur ses parents, un des tabous sociaux importants de notre époque. Ces parents se sentent coupables de cet échec éducatif ; en parler serait exposer leurs fragilités au regard des autres. Surgit alors de la honte qui les empêche de chercher de l’aide.
La honte revêt un caractère intime, souvent cachée derrière le masque social que nous présentons aux autres. Il en était ainsi des survivants des camps de concentration nazis, qui ne pouvaient parler des sévices subis, tant la honte ressentie était profonde, rendant indicibles leurs souffrances. À cela, s’ajoutait la culpabilité d’avoir survécu aux autres membres de leur famille ou leurs amis. La honte continuait la destruction de leur être, orchestrée par les nazis.
La honte détient cet effet désastreux, d’enfermer les gens dans le silence, de les coincer dans une impasse qui peut les conduire au désespoir.
Honte et estime de soi
La honte, tout comme l’estime de soi, ne sont pas des caractéristiques individuelles, mais les fruits de ce qui nous a été transmis dans notre famille, notre entourage amical et social.
Quand la haine a envahi ces transmissions, comme dans les exemples ci-dessus, des rencontres humaines bienveillantes seront nécessaires pour restaurer l’estime de soi. Plusieurs pistes existent pour restaurer l’estime de soi. Une solide amitié, faite de bienveillance et de respect, est un précieux appui pour restaurer l’estime de soi. Les psychothérapies sont aussi salvatrices pour réussir à se libérer de cette prison intérieure qu’est la honte.
Vous pouvez les lire plus en détail dans notre dossier consacré à ce sujet.
Votre témoignage sur le sujet de la honte
Si ce thème universel vous importe, si la honte a empoisonné votre psychisme et a compliqué vos relations aux autres, nous accueillerons votre témoignage avec attention et bienveillance. La honte est un poison pour lequel il existe des antidotes ; les rechercher est essentiel, quelquefois vital.